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Ayrton Senna, Pole Position

« Vous savez, à chaque fois que vous conduisez. Que ce soit en essai ou en course, vous êtes exposé à certains risques. Il existe des risques calculés, des situations inattendues qui peuvent survenir. Vous pouvez disparaître juste en une fraction de seconde. Et là, à cet instant, vous comprenez que vous n’êtes personne. Vraiment personne. Que votre existence peut avoir une fin soudaine. Cela fait partie de la vie et vous devez y faire face d’une manière professionnelle et sereine. Ou alors, vous laissez tomber. Vous ne courez plus. Mais personnellement, j’aime trop ce que je fais pour arrêter. Cela fait partie de ma vie. »

Ayrton Senna

Photographies de Ayrton Senna
Photographies de Ayrton Senna

Frédéric Lecomte-Dieu

Alors que l’Amérique vit des heures terribles, l’assassinat de Martin Luther King Jr et de Robert Kennedy et que les étudiants français se confrontent aux forces de police et qu’une grève générale paralyse le gouvernement de Charles de Gaulle, un petit garçon grimpe dans son kart.

Ayrton Da Silva est à des dizaines de milliers de kilomètres de ces événements. D’ailleurs, il les ignore. Il n’a que huit ans.

Assis sur son siège en cuir, il ferme les yeux. Un instant. Ses difficultés pour se déplacer depuis sa naissance s’envolent dès qu’il pilote. Ce jour-là, il franchit les 95 km/h. Des larmes de joie glissent sur ses joues. Il rit, il hurle.

Depuis plusieurs mois, il sait qu’il sera pilote un jour de Formule 1. Sa famille, l’une des plus aisées du Sud-Est du Brésil, aussi. Son père, Milton Da Silva, aurait préféré qu’il reprenne un jour les affaires florissantes familiales : le commerce automobile et l’usine métallurgique. Sa mère, Donna Senna, a si peur qu’il se blesse grièvement. Mais leur fils a déjà beaucoup de personnalité. « Non » veut dire non.

Les vendredi après-midi, il suffit de voir son visage lorsqu’il quitte les bancs de l’école. Il rêve tout le long du trajet qui le mène jusqu’à la ferme familiale. Prend juste le temps de boire un verre de lait, de croquer une barre de chocolat noir avant de conduire la petite Jeep, aménagée spécialement pour lui. D’un des monticules d’herbes du jardin, sa sœur aînée, Viviane et son jeune frère, Léonardo, applaudissent devant ses performances. Ils sont ses tous premiers fans.

Le 11 février 1973, grâce aux bonnes relations de son père, il se rend au Grand Prix de Formule 1 à Sao Paulo. Il ne rate rien. Pour la plus grande joie du public brésilien, et, malgré la présence de Jackie Stewart, Jackie Ickx, Arturo Merzario, « l’enfant du pays » Emerson Fittipaldi, remporte la course. Ayrton est à ses côtés lorsque le vainqueur répond à la presse. Embrasse de magnifiques jeunes groupies. La gloire. 

Un an plus tard, il remporte son premier titre de champion. Le trophée de la Coupe d’Hiver de Sao Paulo ne le quitte plus. Il l’emmène partout, « vivre mon rêve est désormais à porter de main ».  

Il entretient son corps en courant, en ne prenant pas de poids. Se nourrissant essentiellement de poissons, de légumes frais et de fruits.

C’est un adolescent timide, qui aime se trouver dans les ateliers des courses. Il se lie d’amitié avec les mécaniciens ; plus particulièrement avec Tché, « j’aime ce garçon tranquille car il se donne toujours à fonds. Il sait où il veut aller. Il aime tant courir et gagner. Il aime la vitesse ! ».

L’artiste brésilien, Sid Mosca, conçoit son casque avec les couleurs de leur pays natal, « j’ai pensé à mettre plus de jaune que de vert, cette couleur est plus vibrante ». Ayrton sourit, le félicite. Un préparateur physique et mental le suit, Nuno Cobra.

Senna ne veut rien laisser au hasard. Il décide déjà de tout. Avec gentillesse mais avec aussi fermeté.

À 18 ans, il décroche le championnat du Brésil du karting. Il obtient la sixième place au championnat du monde au Mans.

Il quitte la maison confortable de ses parents pour un long séjour en Italie. Il est attendu chez Angelo Parrilla, la légende du kart. C’est une expérience marquante car il ne parle pas l’italien. Il s’accroche, « endurcir son mental est capital dans la vie et dans ce que je veux faire de celle-ci ».

À Estoril, au Portugal, il participe au mondial du karting. Devant 20 000 spectateurs, il perd face au néerlandais, Peter Koene. C’est un coup dur, « je n’oublierai jamais cet échec ».

En 1980, à Nivelles, en Belgique, il s’efface face à la détermination du hollandais, Peter De Bruijn. Il songe à reprendre des études de commerce, mais après trois mois de remise en question, il revient à la course.

Il enchaine les titres en monoplace, obtient sa place en Formule 1. Il a 20 ans. Il prend le nom de sa mère, Senna. Ayrton Senna.

Il est pris dans les écuries de Toleman. Le directeur technique, Pat Symonds, est ébloui par son intégration, « il n’est pas comme ces jeunes loups qui déboulent ici, tout feu, tout flamme. Il est méthodique, travailleur et mature ! Nous irons dans son sens ! C’est si facile de bosser avec lui ». Quelques mois plus tard, il prend la place de Johnny Cecotto, le pilote de tête.

L’univers de la Formule 1 découvre une autre facette de ce jeune brésilien. Sa vie spirituelle compte beaucoup. Il prie. Parle ouvertement de Dieu, sans vouloir convertir les autres.

Le 25 mars 1984, il est à Rio de Janeiro.  Pour le Grand Prix. La pression est grande.  La presse s’empare de l’événement.

Alain Prost, chez Maclaren-Tag, est le grand favori. Senna sait que cette course sera difficile. Son monoplace présente des pneus peu compétitifs. Finalement, il tombe en panne et des tribunes, il assiste à la dixième victoire du français.  

3 juin 1984. Une pluie battante sévit sur la principauté de Monaco. 13e sur la grille du départ, il se fraye pourtant un chemin. Au 19e tour de piste, il dépasse Niki Lauda et se place en seconde position. Devant son capot, Alain Prost. Leader du championnat du monde.  Ce duel, entre les deux pilotes, rend fou de joie le public, la presse et les sponsors.

Mais au 32e tour, pour des raisons de sécurité, Jacky Ickx fait stopper la course. Furieux, malgré le drapeau rouge qui s’agite, Senna refuse d’obtempérer, franchit la ligne de départ. Quant à Alain Prost, il arrête sa monoplace devant celle-ci.

Dans ces conditions, le français signe sa douzième victoire, le brésilien une seconde place, « je devais vraiment gagner, mais tant que vous ne dépassez pas la ligne le premier, il est impossible d’en être sûr. La formule 1, c’est beaucoup d’argent, beaucoup de politique…Lorsque vous êtes petit, vous devez faire avec cela ! » Les mots sont durs. Le public sait que désormais ce visage d’ange est un fauve et qu’il ne lâchera plus rien.

Cette première confrontation, d’une longue série, écrit les plus intenses pages de l’Histoire de la Formule 1. Les hommes se disputent le titre mondial.

En 1989, au Grand Prix de Suzuka, au Japon, ils sont au coude à coude pour le titre mondial. Senna ferme le virage, les deux monoplaces quittent la piste. Prost abandonne. Lui continue. Il gagne la course mais il est disqualifié au profit du français.

La rivalité est à son apogée, « je n’ai en aucun cas provoqué l’accident. Ils m’ont mis tout sur le dos et je suis pénalisé pour cela ! Ils me traitent comme un criminel. Bien sûr, j’ai songé à tout arrêter. J’ai pensé à rentrer chez moi et ne pas venir en Australie. Cependant, comme je l’ai déjà dit, j’ai la course et la compétition dans le sang ! Tout cela fait partie de moi et de mon existence. Ça passe avant tout le reste vous le savez bien… »

La presse professionnelle est ravie d’avoir ce spectacle.

Un an plus tard, ils se retrouvent à l’Empire du soleil levant. L’enjeu est le même. Mais un changement : le français est chez Ferrari. Au premier départ, Senna le percute. En provoquant cet accident, le brésilien est champion du monde. Prost est furieux. À son tour.

En 1991, au Grand Prix du Brésil, de son monoplace, vainqueur, il hurle son bonheur. Il fait désormais partie des pilotes les plus consacrés de la Formule 1.

Le 7 novembre 1993, il remporte le Grand Prix d’Australie. Prost est second, mais avant même de participer à l’événement, il est déjà champion du monde et ce, pour la quatrième fois de sa carrière. Il annonce officiellement que ce rendez-vous était son dernier Grand Prix. Avant de grimper sur le podium, Senna lui demande de monter à ses côtés. Le français est touché par le geste. L’image est forte et reprise à la Une des médias.  

À sa grande surprise, Senna lui téléphone régulièrement. Il a perdu son meilleur adversaire. Il lui manque. Il espère qu’il reviendra sur la piste. Prost sourit. Ils sont désormais amis. De sa retraite en Suisse, il comprend mieux la personnalité de son ancien équipier et challenger.

La saison 1994 débute. Après avoir quitté McLaren, Senna pilote pour Williams-Renault. Il connait le britannique Frank Williams depuis douze ans. Les deux hommes savent que la « cible » est le nouveau chouchou de la Formule 1. Michael Schumacher chez Benetton. Il mène le championnat du monde avec 20 points d’avance. Senna, triple champion du monde, doit gagner le prochain duel. Il n’a rien signé depuis trois ans. Il a abandonné aux deux précédents Grand Prix. Mais il le sait, la FW16 n’a pas les qualités pour avoir une chance de victoire. Elle reste difficile à manier. Les essais privés ont été peu concluants, « quelque chose cloche dans l’aérodynamisme ».

Le jeudi matin, 28 avril 1994, il débarque en Italie du Nord, à bord de son jet privé. Dans trois jours, le Grand Prix de Saint-Marin se tiendra sur le circuit d’Imola. Il a 34 ans, il est milliardaire. Sa petite amie est magnifique. Il a tout pour être heureux.

Il est attendu pour une conférence de presse car il doit y présenter le « vélo Senna ». Il porte un costume, une cravate, « ce sont les affaires ».  

Le vendredi midi, c’est la première journée des essais. De son monoplace, il adresse un message à son ancien adversaire, devenu commentateur, « un bonjour particulier pour mon cher ami Alain, tu nous manques ! » De sa cabine de télévision, Prost sourit.

Il signe le meilleur chrono.

À 13h20, à 200 km/h, Rubens Barrichello perd le contrôle de sa monoplace. Il est transporté inconscient. Parrain de ce jeune compatriote, Senna annonce la bonne nouvelle aux journalistes, « il est choqué, mais tout va bien ». 

Le samedi 30 avril, la chaleur est étouffante. C’est la deuxième journée des essais. Roland Ratzenberger, 34 ans, victime d’une défaillance technique de sa Simtek S941, s’écrase sur le mur de sécurité à plus de 300 km/h. L’impact est impressionnant.

Senna est choqué. Il a assisté en direct à l’accident, aux côtés de Bernard Dudot. Il demande à voir le pilote à l’hôpital, on lui refuse l’accès. Le médecin en chef lui fait comprendre que c’est fini. Il quitte les lieux en pleurant.

Beaucoup pensent que le Grand Prix de demain sera annulée, il n’en est rien. Les enjeux sont trop importants. Il sera présent pour la 161e course de sa carrière.

Dimanche 1er mai 1994. Le monde de la Formule 1 est revenu à lui. La foule est immense. Il partira en pole position. Il a réussi à dompter sa FW16. Le départ est prévu à 14h30

Dans son stand Senna est seul. Il se concentre. Comme à son habitude, il médite. Voit, revoit chaque virage. Puis, il prie, « je crois en Jésus, fils de Dieu… » Les mains jointes. Personne n’ose le déranger.

Il laisse sa bible au paddock, saisit un petit drapeau aux couleurs de l’Autriche, « je vais le montrer au monde à la fin de la course ». Roland Ratzenberger était autrichien. 

Hors du stand, assis dans sa monoplace, il n’enfile pas son casque. C’est une première. Son visage est offert aux télévisions, aux photographes. Il est magnifique, serein.

Le départ est donné.

Une collision ouvre la course. Entre la monoplace de Pedro Lamy et la Benetton de JJ Lehto. Les autres concurrents doivent suivre une voiture de sécurité, à vitesse réduite. Et ce, pendant six tours. Le temps de débrasser la piste des débris des monoplaces accidentés

 

Finalement, la piste est libre. Il garde la tête. Schumacher et Gerhard Berger le suivent. 14h18. À la sortie de Tamburello, sa Williams percute le mur violemment. C’est la consternation. Il ne quitte pas sa monoplace. Huit longues secondes s’écoulent. À Sao Paulo, sa famille assiste à la fin du rêve. Alain Prost serre les dents, ses traits se figent.

Son poult bat. La suspension avant droite a perforé son casque et son tympan. Les médecins tentent de le réanimer. Brisant un silence insoutenable, un hélicoptère se pose sur la piste.  Il est emmené à Bologne.

La course se poursuit. Un ultime drame : une monoplace fauche gravement trois mécaniciens. Finalement, Michael Schumacher remporte le Grand Prix. Aucun champagne n’est sabré.

Vers 17h30, il est en état de mort cérébrale. Dans toutes les églises du Brésil, on prie. On pleure.

À 18h30, Maria-Teresa Fiandri, chef de réanimation de l’hôpital Maggiore, annonce officiellement son décès.

Des centaines de journalistes hystériques hurlent. Réclament des détails. Deux policiers emmènent vers la sortie la pauvre femme, émue. Fan du pilote, elle murmure, « c’était une personne rare ». Le silence retombe.

 

Deux milliards de personnes suivent les funérailles. Alain Prost est sur place. Il songe à leur dernière conversation le dimanche même, leur exceptionnelle poignée de main, « bonne chance Ayrton », « merci l’ami ».                  

La nuit finit par recouvrir sa pierre tombale. Cette histoire est finie mais l’héritage d’Ayrton Senna perdure grâce à une fondation qui porte son nom et à ses millions de fans dans le monde.

« Je suis de ceux qui ont connu la nuit. J’ai marché sous la pluie et sous la pluie, je suis revenu. J’ai laissé en arrière la dernière lueur de la cité. J’ai plongé mon regard dans sa plus triste venelle. J’ai dépassé le veilleur dans sa ronde et j’ai baissé les yeux, refusant de m’expliquer. J’ai fait halte et arrêter le bruit de mes pas. Quant au loin un cri interrompu m’est parvenu, d’une autre rue, par-dessus les toits. Mais non pour me dire reviens ! Adieu non plus. Et plus loin encore, à une hauteur infinie, une horloge brillait contre le ciel proclamant : « le moment n’est ni bien ni mal choisi ». Je suis de ceux qui ont connu la nuit ». Robert Frost

 

Frédéric Lecomte-Dieu@ copyright.